Vin et Christianisme
« Je suis le vrai cep et mon Père est le vigneron [...] Vous êtes les sarments » (Jean 15, 1)
La genèse
Apparu il y a 8000 ans dans le berceau fertile du Proche-orient, le vin a irrigué les plus grandes civilisations de l'Antiquité : mésopotamienne, égyptienne, grecque, étrusque, romaine, celte mais c'est indéniablement le christianisme qui lui a conféré le statut le plus hautement symbolique en le consacrant dans le rituel liturgique de l’Eucharistie. En lui accordant un rôle de premier plan dans la communion, le christianisme a non seulement développé et pérennisé sa culture mais il lui a aussi fait accomplir un bond qualitatif dont de nombreux vignobles aujourd'hui peuvent encore témoigner.
Boisson mystique
Dès l’origine, le vin fascine parce qu’il est une boisson mystérieuse : le jus de raisin devient chaud sans qu’on le chauffe et quand on le boit, on ressent des sensations euphorisantes. Cette énigmatique métamorphose et ses conséquences lui a d’emblée conféré un statut à part et sa consommation était déjà au centre des cultes païens dédiés au Dyonisos grec ou à son clone latin, Bacchus. Lié à l’ignorance du processus de fermentation que découvrira Pasteur au 19ème siècle, le phénomène de transformation du raisin en vin a pu apparaître comme relevant de l’intervention divine. Mieux encore, à la fois fruit de la terre (donc de la Création des six premiers jours) et du travail des hommes, il a pu matérialiser la rencontre entre l’espoir humain et la bénédiction divine. Seul le pain, autre aliment « miraculeux » avec sa pâte pétrie de farine et d’eau qui lève comme par enchantement (les levures, bien sûr, y sont pour quelque chose) dans la chaleur du fournil sera doté d’une même dimension mystique et spirituelle, raison pour laquelle on le retrouve avec le vin au cœur du rituel liturgique chrétien.
Au commencement
Dès son entrée dans l'histoire de la révélation de Dieu aux Hébreux, le vin se présente sous ses multiples facettes, tout à la fois séduisant et dangereux, artisan de la perte mais aussi du dépassement parce qu'il possède une vertu à nulle autre pareil : il engendre l'euphorie ou du moins une douce béatitude, sensation indispensable à l'acceptation d’une condition humaine précaire, au chagrin superbe de n’être que de passage sur terre.
Cette faculté à engendrer une sorte de trilogie pacificatrice - entre la paix, la joie et l’oubli – fait que le symbolisme du vin et de la vigne sera utilisé par les mystiques chrétiens dès les premiers temps de l'Eglise. Ses références dans les Ecritures seront multiples.
Ainsi, le premier signe accompli par Jésus, selon l'Evangile de Jean, est la transformation de l'eau en vin et son dernier, celui de la métamorphose du vin en sang lors de son repas d’adieu. Mais bien avant ces deux miraculeuses conversions, dans l’Ancien Testament, le vin entrera en religion avec le chaos destructeur du déluge suivi de l'épisode éthylique de Noé qui, pour remercier Dieu de l'avoir sauvé lui et ses fils, plante la vigne qu’il lui aurait offerte puis innocemment s'enivre du jus fermenté de son fruit, exposant sa nudité à la vue de ses descendants.
Place privilégiée mais ambivalente
Dès la première ivresse (d'autres suivront comme celle de Loth dans la Genèse qui conduit à l'inceste), le vin ouvre donc deux abîmes. Le premier entraîne la perte et détourne l'humain de Dieu, le ravalant au rang de créature extravagante en lui faisant commettre tous les excès, du dérèglement des sens à la violence en passant par le blasphème considéré comme le plus scandaleux. A la différence des « indécentes » religions païennes qui magnifient, lors des Dyonisiaques et des Bacchanales, l'abandon total de l'esprit et du corps dans les dons des dieux que sont la nourriture, le vin et la sexualité, les monothéismes, eux, prônent la tempérance et la maîtrise de soi pour préserver la conscience claire du mystère insondable de Dieu. De fait, si l'ivresse est unanimement condamnée, "le fruit de la vigne et du travail des hommes" est en revanche célébré, car s'il est consommé avec tempérance, le vin mène au divin. "Il faut goûter le vin avec modération mais sans cesse parce qu'on atteint grâce à lui l'ivresse du sacré" affirme le théologien dominicain Thomas d'Aquin retenant la leçon de Jésus, partisan d’une « sobre ivresse ». Vertige de l'oxymore qui traduit bien l’impression ressentie à la lecture de la Bible qui semble d’ailleurs souvent en proie à une forme « d’ivresse énonciative"[1]. Le vin aiderait à s’élever, de là à conclure qu'il contribue au rapprochement de l'homme et de Dieu, il n'y a qu'un pas qu'une Marguerite Duras, auteure de grands textes et grande buveuse de mauvais vin, franchira en sens inverse : " Je bois, disait-elle, pour oublier que Dieu n'existe pas" et toute son œuvre témoigne de ce qui se joue sous des cieux vides, d’un sacré dont nul Dieu n’est garant.
Un abandon mesuré
Si dans un cas comme dans l'autre boire du vin suppose de consentir à une forme d'abandon, pour les Écritures, sa consommation – modérée, on l’aura bien compris - revient à accepter sa nature d'enfant de Dieu sans se prendre pour Dieu lui-même. Le vin permettrait en quelque sorte de renoncer à toute distance critique au profit de la louange, de la gloire à l’instance transcendante. C'est pourquoi l'interprétation selon laquelle l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal serait une vigne est à la fois plus belle et plus probable. Une fois le péché originel commis, Dieu aurait laissé aux faibles humains la consolation de l'usage de cette plante et de la boisson qu'on en retire.
La pomme de discorde
Si, dans l'imagerie populaire et dans les représentations plus savantes, le fruit défendu est effectivement une pomme, la Genèse n'évoque en réalité aucune pomme et le fruit interdit n'est pas décrit, tout juste la conséquence de son ingestion. Totalement absente de la Bible hébraïque, il faut attendre des siècles pour la voir pousser dans le texte latin à la faveur d'une fantaisie de traduction (poma signifie le générique fruit à pépins ou à noyau et non la pomme) et d’une confusion sémantique (malum, selon l’accentuation, veut dire le mal ou la pomme). Le fruit défendu aurait donc bien plutôt le goût du raisin si l'on en croit l'un des passages de la Bible qui dit, à sa façon toujours elliptique, usant de la périphrase poétique comme d’une rhétorique, qu'une fois le fruit consommé, sous l’effet euphorisant et doucement désinhibant, les yeux d'Adam et Eve en furent dessillés, « ils surent qu'ils étaient nus". L’antique maxime, in vino veritas, résonne en ce sens tout comme le fait que c’est une feuille de vigne (et non plus la feuille de figuier originaire, trop connotée vraisemblablement depuis les Grecs du côté de l’exubérance sexuelle) qui dissimule ce qui ne doit pas être vu dans de nombreuses représentations artistiques. Ces deux éléments étayent cette interprétation de l'arbre de la Connaissance du Bien et du Mal comme une vigne plutôt que comme un pommier. Arbre fruitier choisi sans doute aussi dans le but de diaboliser les païens, amateurs de cidre, l'Eglise catholique romaine aura fait de la pomme le fruit défendu.
Vie éternelle
Le lien qui unit l'Eglise et le vin tient aussi à la symbolique de la vie éternelle dont la vigne, plante à feuilles caduques, est, sans doute, la plus parfaite illustration, paraissant mourir pendant sa phase de repos végétatif puis renaître spectaculairement au printemps. Délaissant son apparence de bois mort, Vitis vinifera revit au moment du débourrement (les écailles protectrices du bourgeon s’écartent, laissant apparaître la bourre avant la floraison) et la pousse de son feuillage vert tendre parachève la métamorphose. On comprend mieux alors qu’elle ait très tôt été associée à la renaissance de la vie après la mort, thème majeur de la théologie chrétienne où les corps triomphants de nouveau se lèvent et marchent.
[1] L’expression est de Pierre Michon dont la prose inspirée réécrit l’avènement du minuscule grandiose.
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