nathalie epron auteure

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France-Espagne : terroir et élevage

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Abreuvé à la notion de terroir, inventée pour les vins français, on peut se trouver décontenancé face aux étiquettes des vins d’Espagne qui valorisent plutôt l’élevage.

 Au préalable et pour bien comprendre de quoi l’on parle, tentons de définir ces deux aspects qu’on a trop longtemps opposés.

-> Le terroir, vocable qui n’a d’équivalent dans aucune autre langue[1], est ce mot tiroir difficile à définir qui englobe le trio climat/sol/relief et la biodiversité combinés ou non (selon les points de vue) avec le savoir-faire humain.

-> L’élevage, lui, correspond à la période qui se situe entre la fin de la fermentation du jus de raisin et sa mise sur le marché. Durée pendant laquelle le vin est conservé, soumis à des méthodes de vinification spécifiques, en cuves, fûts puis bouteilles, bien à l’abri de toute perturbation, au frais de chais puis de caves.

 Dans un cas, on valorise le lieu de production en lui apposant un label d’authenticité au parfum un peu désuet, mais tellement flatteur aux narines hydrocarburées des citadins que nous sommes devenus, hantés par la malbouffe et la mondialisation, et dans l’autre, on survalorise l’intervention humaine au détriment d’un territoire qui, de fait, aurait négligé sa typicité.

 

 Un peu d’Histoire

Historiquement, cette différence entre la France et L’Espagne s’explique aisément : d’un côté des Pyrénées, on avait globalement affaire à des vignobles de propriétaires viscéralement attachés à leurs fiefs, considérant leurs terres comme une extension d’eux-mêmes et de l’autre, à des viticulteurs espagnols, plus ouvriers agricoles, généralement organisés en coopérative, qui vendaient leur vin à des négociants, les bodegas, qui se chargeaient de l’assemblage et de l’élevage des vins. Ce système économique n’a pas incité à valoriser la parcelle considérée comme un joyau en France et consacrée, en 1935, par la création des AOC[2] (AOP en label européen depuis 2002) tandis qu’en Espagne, il faudra attendre 1970 pour voir vraiment s’affirmer les DO puis 1993 pour les DOC[3]

En revanche, et tout logiquement, la viticulture ibérique s’est dotée d’une nomenclature très précise dans le registre de l’élevage comme marque de fabrique[4] alors qu’en France, hormis les primeurs (un décret leur permet d’être mis sur le marché dès la fin de la fermentation) dont le beaujolais nouveau est le produit marketé qui a le mieux réussi, on a toujours plutôt cherché à valoriser le bout de terre d’où aurait surgi, presque par miracle, le délicieux nectar. 

Si, il n’y a pas si longtemps, dans un clos de Bourgogne ou un château du Médoc, on osait affirmer que le travail de transformation de la vigne avait autant de valeur que l’apport de la terre, un regard noir vous faisait taire. Pourtant, on le sait, il ne suffit pas d’avoir un Stradivarius pour jouer du Mozart ou un Erard pour pianoter du Scriabine (même s’il a écrit des partitions pour main gauche) et il n’y a pas qu’en France qu’il existe des territoires d’exception qui ne seraient rien si l’humain ne l’avait façonné pour produire du beau, du bon, du singulier, de l’Unico[5].

 

 Simplicité contre sophistication

Les Français ont peut-être coupé la tête du roi (en auraient-ils conçu un vieux fond de culpabilité ?) mais il y a en France, un rien de nostalgie d’Ancien Régime (la France adore tout ce qui est élitiste et reconduit inlassablement ses élites… même si c’est aussi pour les bousculer, leur faire mettre genou à terre) qui poudre toujours un peu les us et coutumes. Ainsi les Français ont esthétisé et aristocratisé leur rapport au vin, contrairement à leurs voisins latins, qui, doit-on le rappeler, vivent dans une monarchie parlementaire après avoir vécu un long tunnel noir et qui en ont une conception plus démocratique et conviviale, voire presque alimentaire (une loi datant de 2003 permet de considérer le vin espagnol comme un aliment) : le bon vin est une nécessité au même titre que le pain.

Nul besoin, à chaque bouteille, de sortir les trompettes de la renommée. Elle sera consommée sans rituel particulier ou décorum formel, juste pour le plaisir comme l’illustre le slogan de la campagne menée tambour battant ces dernières années Quien sabe beber sabe vivir qui associe recettes et Trivial Pursuit, connaissances viticoles (connaître pour boire moins mais mieux) et aspect ludique.

 

Dimension culturelle, ferveur « cultuelle »

Cette démarche, inconcevable en France à cause de la loi Evin, se fait de manière bon enfant, à mille lieues des protocoles parfois empesés de la dégustation à la française : breuvage délicatement goûté dans de beaux verres, ingéré à petites gorgées recueillies avant de reboucher la bouteille et de contempler sur les joues un peu échauffées des convives la gloire rougeoyante et impérissable des crus français. Ici, c’est souvent le lieu et la tradition qui priment ; Impressionné, on a alors le sentiment de boire un peu de l’histoire de France avec la déférence qui va avec. La dimension culturelle sinon cultuelle attribuée au vin l’emporte souvent sur le plaisir, le partage. Primordiale toujours, étouffante parfois, cette sacralisation est applaudie par certains comme exemplaire de l’art de vivre à la française, honnis ou moqués par d’autres qui n’y voient qu’arrogance et artifice…

Il faut donc abandonner un peu ses repères franco-français, ses réflexes d’esthètes supposés ou avérés pour partir à la découverte. En lâchant un imaginaire collectif nourri par les produits du terroir depuis la poule au pot d’Henri IV jusqu’au bar breton beurre blanc d’une mère, goûteux et onctueux, forcément inoubliable, on s’est rendu compte que la France n’était pas le centre du monde des produits d’exception et la Pata Negra (100% ibérique et bellota), qui s’épanouit à l’ouest de l’Espagne dans un écosystème singulier (les dehesas), est l’exemple saisissant d’un goût à nul autre pareil que les Français accueillent aujourd’hui avec délice. Alors, pour le vin, on peut rêver qu’il en soit de même et qu’on va tendre l’oreille avec autant de bienveillance pour écouter une autre histoire, celle que nous content les vignobles de la péninsule ibérique dans un rapport plus détendu au sang de la terre. Décontraction certes, mais qui n’exclut pas un savoir-faire pointu car l’élevage est une lente alchimie qui se vit quotidiennement dans le secret des fûts. L’art de vinifier est un corps à corps avec la matière qui possède aussi, ses lettres de noblesse.

 

 En guise de conclusion

On aura compris qu’aujourd’hui, il ne s’agit plus d’opposer terroir et élevage pour affirmer la suprématie d’un vignoble sur un autre. Il s’agit de rompre avec un discours qui ne fait que reconduire les préjugés collant comme de la mauvaise glu à chaque pays captif de son image.

A ce titre-là, l’exception culturelle enferme plus qu’elle ne singularise même si à généraliser, on est toujours dans le faux car, par la grâce de la mondialisation (fichtre, oui ! elle a aussi des aspects bénéfiques), aujourd’hui les notions de terroir et d’élevage apparaissent telles qu’elles n’auraient jamais cessé d’être : inséparables de l’idée et surtout de la sensation d’un bon vin. Ainsi, dans la Rioja de plus en plus de bodegas privilégient l’expression du terroir et non plus seulement l’élevage pour révéler les multiples facettes d’un nom unique tandis qu’en France (sous l’influence notamment d’un grand amateur américain devenu prescripteur : Robert Parker), on a vu fleurir ces dernières décennies toute une flopée de “passé en fût”, “vieilli en barrique” et autres mentions boisées qui n’étaient parfois que des cache-misères pour jus de raisin maigrichon, donnant l’impression désagréable qu’on était en train de boire un vieux cageot infusé, retrouvé dans la remise de grand-papa du temps où il était encore de ce monde et qu’on n’y était pas.

Ce qui est sûr, dans un contexte de plus en plus concurrentiel et mondialisé, c’est qu’il faut réenraciner le vin dans son origine géographique, valoriser le lieu comme la matrice du goût (il suffit de goûter un pinot noir bourguignon à côté d’un californien ou d’un autre provenant d’Afrique du sud pour s’en rendre compte). Les Espagnols l’ont bien compris et on assiste à une éclosion incroyable de “pagos” (crus) qui ont “la gueule de l’endroit où ils sont nés”.

 

[1] Cette difficulté à le traduire est sans doute due à la très grande variété des paysages, des micros-milieux en France qui génèrent une extrême diversité. Cela peut justifier le fait que la France ait inventé ce mot pour caractériser sa réalité si particulière. En Espagne, les produits du terroir deviennent productos de la Tierra.

[2] L’Appellation d’Origine Contrôlée est née de la réorganisation du vignoble français en 1935, avec le décret-loi organisant la production des vins de qualité. C’est une mention qui identifie un produit tirant son authenticité et sa typicité de son origine géographique. A chaque AOC correspond une aire délimitée d’où proviennent les raisins et donc les vins ainsi labellisés. 

[3] Denominacion de Origen et Denominacion de Origen Calificada.

[4] Ces définitions varient selon les appellations, mais dans tous les cas elles correspondent aux durées d’élevage du vin :

Joven : vin commercialisé l’année suivant la récolte.

Crianza : élevé au moins deux ans, dont au minimum 10 mois en fût de chêne.

Reserva : a vieilli trois ans, dont au minimum 12 mois en fût de chêne.

Gran Reserva a été élevé 5 ans au total, dont au moins 24 mois en fût de chêne. 

[5] Vin de la Bodega Vega Sicilia considéré comme l’un des dix meilleurs du monde depuis des décennies.

 

 

 



04/01/2019
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